"Askip" je parle donc je comprends tous les mots

Auteur :

Blandine de Lestrange

Publié le 28/09/2023 • Mis à jour le 12/10/2023 •

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5 min.

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On pourrait être tenté de croire qu’il suffit de lire une histoire aux enfants pour que leur vocabulaire s’enrichisse automatiquement de tous les mots utilisés par l’auteur pour la raconter. Mais en réalité, comment savoir si nos enfants, qui s’enthousiasment des histoires de chevaliers, dinosaures et autres récits de la mer, n’ont pas fait l’impasse sur les mots inconnus... et n'ont pas tout compris ?

Passe derrière border l’artimon ! et passe-moi donc un boujaron dans l’archipompe, on met le cap sur les fayols… (C’était) ce qu’indiquaient le petit hunier coiffé et le vent laissé dans le grand hunier ; le navire avait bordé l’artimon et orienté le perroquet de fougue au plus près, de façon à contrarier les voiles les unes par les autres.” (Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer)

Vous n’avez rien compris ? Moi non plus. Analysons rapidement la situation. Je reconnais que cette phrase est en français car le français est ma langue maternelle. Je le parle, le lis et l’écris depuis ma plus tendre enfance ; et, si j’avais un doute, son auteur fait partie du Panthéon des auteurs de notre pays. Cependant, je n’en comprends pas le sens et je ne peux rien déduire des termes employés, sinon qu’ils font plus ou moins référence au monde maritime. Aurais-je subi un traumatisme neurologique quelconque ? C’est grave, docteur ?

Eh bien non, ce n’est pas grave ; car, comme l’écrivait Ferdinand de Saussure, célèbre linguiste du début du XXe siècle, “la langue est d’abord un produit social déposé dans le cerveau de chacun.” En d’autres termes, comme je ne suis pas issue d’une famille de marins, je me trouve donc face à des mots et à des termes que je n’ai jamais rencontrés ou que l’on n’a pas pris la peine de m’expliquer… comme nos enfants qui apprennent une langue.

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Je parle donc je comprends

Voilà l’écueil dans lequel tombent beaucoup d’adultes dont les enfants maîtrisent désormais les rudiments de la langue et se montrent capables - dirais-je enthousiastes - de suivre une histoire de la première à la dernière phrase. Je plaide moi-même coupable : je ne fais pas toujours des pauses dans les histoires que je lis à mes enfants pour m’assurer qu’ils ont tout compris. Ce n’est pas uniquement parce que j’ai envie d’arriver à la fin plus rapidement pour ne pas leur faire rater le train du sommeil ; c’est parce que j’oublie que, contrairement à moi, ils peuvent être en présence d’un mot complètement nouveau. Or, comme l'explique le neuroscientifique Michel Desmurget sur France Inter, "quand on ne comprend pas 2 à 3 % des mots d’un texte, on ne comprend pas le texte."

"Quand on ne comprend pas 2 à 3 % des mots d’un texte, on ne comprend pas le texte."
Michel Desmurget, neuroscientifique

L’apprentissage du vocabulaire : d’abord une affaire d’exposition

Revenons donc au début : comment les enfants apprennent-ils de nouveaux mots ?
On dit que les enfants apprennent de nouveaux mots à ajouter à leur lexique personnel par exposition fortuite ou par une exposition élaborée.

L’exposition accidentelle se produit lorsque les enfants vivent de manière informelle la rencontre avec les mots ; par exemple, dans les conversations avec les autres, en écoutant un programme de télévision ou en écoutant un conte ou un album illustré. Une étude autour de la lecture à haute voix indique que lire à son enfant lui permet d’apprendre des centaines de mots ; 140 mots par lecture précisément pour les enfants âgés de moins de trois ans et jusqu’à 228 pour ceux entre trois et cinq ans. À l’aide de ces données, les chercheurs ont calculé le nombre moyen de mots que les enfants pourraient entendre et reconnaître grâce aux livres lus à haute voix, au moment où ils entrent à l'école maternelle.

"Un enfant ayant écouté une histoire par jour pourrait entendre et reconnaître 290 000 mots de plus que ses camarades de classe âgés de 5 ans."
Jessica Logan

Jessica Logan, autrice de l’étude et professeure à l’Université d'Ohio, ajoute que si l’on augmentait ce nombre de lectures à cinq par jour, l’enfant serait en mesure de reconnaître jusqu'à 1,4 million de mots. De quoi donner le tournis à n’importe quel parent… et le tenter à faire un procès à ses propres parents pour ne pas lui avoir donné la chance de devenir un dictionnaire ambulant.

Ceci étant dit, il existe une différence entre reconnaître et maîtriser. On considère qu’au cours de la vie un individu ne maîtrisera qu’entre 50 000 et 100 000 mots. Un mélange de mots simples et de mots compliqués, de mots savants et de mots familiers, qu’il utilisera avec ou sans modération, qui lui suffiront à se faire comprendre sans doute… Mais somme toute rien que 0,7 % des 1,4 million de mots qu’il aurait théoriquement pu avoir à sa disposition afin d’étoffer son discours. Pourquoi une telle déperdition ? Selon une étude de 2012 menée autour de
l’exposition élaborée, s’assurer que l’enfant comprend ce qu’il lit est déterminant dans le développement de son propre langage.

L’importance de la lecture engagée et de l’expérience des mots : l’exposition élaborée.

 

 

On appelle "exposition élaborée" un type d'exposition plus intentionnelle, dans lequel les enfants rencontrent et assimilent de nouveaux mots grâce à une lecture engagée de la part d’un adulte, c’est-à-dire centrée sur l’explication. En d'autres termes, lire un livre d'histoires à haute voix sans s’arrêter pour vérifier que l’enfant a bien compris ce qu’on lui lit n'est pas suffisant pour développer les compétences linguistiques des enfants.

Selon l’étude, les adultes qui s’efforcent de créer un environnement stimulant lors d’une histoire, une véritable expérience des mots avec une participation guidée - en leur posant des questions sur le vocabulaire ou en les faisant participer à l’histoire, par exemple - aident les enfants à mieux comprendre la langue qu’ils finiront par lire et contribuent à développer leur compréhension du monde. Un peu comme ce que nous expliquions dans cet article sur l'art de l'histoire du soir !

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Une autre étude indique même que le vocabulaire des enfants est considérablement amélioré quand le discours des adultes les aide à situer un mot inconnu dans leur vie de tous les jours, c’est-à-dire à travers un contexte significatif (repas, jeu guidé, activité de classe, souvenir etc.).

Réfléchissez à la dernière fois que vous avez joué au Trivial Pursuit, que vous avez donné votre langue au chat et que vous avez oublié la réponse aussi sec parce que cette question ne signifiait rien pour vous qu’une défaite amère. Rappelez-vous maintenant des réponses que vous n’avez pas oubliées et essayez de vous rappeler pourquoi vous les avez gardées en mémoire. Avaient-elles un sens familier pour vous ?  C’est pareil pour les enfants.

Alors comment mettre en place cette lecture engagée ?

Mary Clay, une universitaire considérée par beaucoup comme l’une des théoriciennes les plus influentes de l'alphabétisation, postule qu’il est important  de toujours mettre les enfants au défi afin de les aider à mieux se développer. Vous pourrez donc proposer aux vôtres d’aller chercher ensemble la définition dans le dictionnaire, utiliser un synonyme, voire l’utiliser dans un autre contexte plus familier ; et surtout lui faire répéter les mots nouveaux à la fin de la journée. Qu’as-tu appris aujourd’hui ? Et vous ?

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