"Les bébés ont la capacité de distinguer les langues étrangères entre elles", Krista Byers-Heinlein

Auteur :

Emilie Cochaud-Kaminski

Publié le 19/10/2023 • Mis à jour le 20/10/2023 •

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5 min.

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La chercheuse canadienne Krista Byers-Heinlein est titulaire de la chaire sur le bilinguisme à l’université Concordia, où elle étudie le bilinguisme chez les bébés et les enfants. Voici ce qu’ils lui ont appris.

Krista Byers-Heinlein était prédestinée à plonger dans le monde du bilinguisme. D’abord, elle est originaire du New Brunswick au Canada, pays bilingue par excellence. Et puis, la vie personnelle de cette chercheuse s’en est aussi mêlée : son mari est français, et elle élève désormais une enfant qui navigue entre l’anglais et la langue de Molière. Titulaire de la chaire sur le bilinguisme à l’université Concordia, elle étudie le bilinguisme chez les bébés et les enfants. Voici ce qu’ils lui ont appris.

Comment les bébés font-ils pour apprendre plusieurs langues en même temps ? 

Il y a encore beaucoup de choses qu’on ne sait pas, on continue d’étudier la question. Mais on sait que les bébés entendent les différences entre les langues. Dès le troisième trimestre de grossesse, l’ouïe est développée : ils entendent ce que dit leur mère. Et après la naissance, des expériences ont permis de constater que le rythme de succion d’un nouveau-né augmente quand on passe d’une langue A à une langue B. Les bébés remarquent donc les changements de langues. On pense que cette capacité leur permet de commencer à distinguer et différencier les langues entre elles.

Comment font-ils pour les différencier, justement ?

On a des éléments qui montrent que le rythme de la langue joue un rôle. Il y a trois catégories rythmiques principales pour les langues : l’anglais, le néerlandais et l’allemand appartiennent à une catégorie. Le français, l’espagnol appartiennent à une seconde catégorie, le japonais à une troisième, etc. Dès la naissance, les bébés savent faire la différence entre ces catégories.

Les enfants plurilingues parlent-ils plus tard que les autres, comme on l’entend souvent ?

L’idée qu’ils ont plus de difficultés dans l’apprentissage de la parole est un mythe. Ils vont dire leurs premiers mots au même âge que les enfants monolingues. En revanche, la quantité de mots qu'ils connaissent dans chaque langue peut varier, car ils y sont souvent exposés à des degrés différents.

On dit aussi que les jeunes enfants sont des éponges pour les langues. C’est vrai ou c’est également un mythe ?

Ce qui est vrai, c’est que plus on apprend une langue jeune, mieux on maîtrisera cette langue. On voit bien que quand les gens apprennent une langue à l’âge adulte, ils ont tendance à avoir un accent, intégrer la grammaire est plus difficile…

Si on apprend une seule langue, le cerveau fait le tri et se dit : "OK. Ça, ce sont les sons sur lesquels je dois me concentrer." Et si plus tard, on essaie d’ajouter une autre langue, cette dernière passera toujours par le filtre de la première langue apprise. C’est ce qui fait qu’on a un accent quand on apprend une langue à l’âge adulte. À l’inverse, quand un enfant apprend deux langues, son cerveau met en place un système qui peut jongler entre les deux langues.

"Quand un enfant apprend deux langues, son cerveau met en place un système qui peut jongler entre les deux langues."

Mais il y a un autre facteur important. Les adultes ont tendance à apprendre une langue en classe, alors que les bébés et les enfants plurilingues vont y être exposés de façon plus naturelle dans leur environnement. Enfin, le temps dont on dispose joue aussi. Un adulte a d’autres choses à faire. Alors que c’est le cœur de ce que fait un enfant toute la journée : écouter et apprendre !

Quel est l’âge limite en termes de plasticité cérébrale pour apprendre une langue ?

C’est difficile de donner un âge limite, et il y a toujours des contre-exemples. Mais les années d’école maternelle sont importantes, car c’est un moment où les enfants apprennent très facilement les langues. Il est possible que la façon dont les langues sont apprises change au moment de la puberté. Mais on trouve aussi des études qui indiquent que cela change plutôt à l’âge de 18 ans ! Ce qui est sûr, c’est que plus on commence tôt, plus c’est efficace. Une autre certitude, c’est qu’il n’est jamais trop tard pour commencer…

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Combien de temps un enfant doit-il être exposé à une langue pour être bilingue ?

Une vingtaine d’heures par semaine, soit environ 20 à 25 % du temps semble être un minimum. Et cela devient plus compliqué quand les enfants grandissent, car ils commencent à négocier quelle langue ils veulent utiliser. La recommandation est de mettre l’accent sur la langue qui n’est pas dominante dans l’environnement, car c’est celle qui risque de disparaître.

Tout le monde n’a pas la chance de vivre dans un foyer multilingue. Dans un contexte monolingue, comment faire pour introduire une deuxième langue ?

Les enfants apprennent le mieux les langues quand ils interagissent avec de "vraies personnes". C’est plus efficace que le fait de regarder un dessin animé à la télévision. Plus votre enfant passe du temps à interagir avec des personnes qui parlent cette langue, mieux c’est : à l’école avec les enseignants, une nounou, des amis…

Si l'on n'a pas cette possibilité, les parents peuvent parler positivement du multilinguisme et de ses bénéfices, raconter leurs propres expériences de voyages et de l’importance de parler une autre langue… Cela crée une base positive, qui peut faire que lorsque l’enfant aura l’opportunité d’être exposé à une langue, il développera un intérêt pour cela.

Vous parliez des dessins animés. Justement, quel est le rôle de ces expositions plus "passives", comme les jeux vidéos, les podcasts, les livres audio… ?

On a moins d’études sur ces questions. Mais il y a peu de chance que ce seul élément permette à un enfant d’apprendre une langue. Cela dit, cela peut soutenir l’apprentissage de la langue, en particulier quand ils grandissent. C’est donc un outil, mais cela ne remplacera jamais l’interaction avec de vraies personnes.

Pourquoi l’interaction est-elle essentielle ?

On observe que les enfants apprennent aussi de façon efficace quand ils échangent en visio. Peut-être parce qu’être en face d’une personne engage davantage les mécanismes d’apprentissage. Cela peut aussi être lié au fait que les adultes ont une réelle capacité à s’adapter et à simplifier le langage pour les enfants. Ils savent se mettre exactement au bon niveau pour favoriser l’apprentissage de la parole.

Peut-être qu’avec l’intelligence artificielle, on aura un jour des robots ou des avatars capables d’interagir et de s’adapter au niveau de l’interlocuteur. Mais cela n’existe pas encore !

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